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La théorie de la révolution chez le jeune Marx
Isabelle Garo est philosophe et spécialiste de l’oeuvre de Karl Marx
L’Anticapitaliste : Dans votre beau livre Karl Marx à 20 ans, de la rage au communisme1, paru en 2022, vous retracez les étapes biographiques et intellectuelles du jeune Marx qui l’ont conduit à forger une théorie révolutionnaire de la société qui s’est nourrie de la critique de la philosophie hégélienne, mais aussi d’autres travaux de son temps, comme ceux de Moses Hess ou encore la collaboration de toute une vie avec F. Engels.
Ma première question portera sur votre parcours intellectuel tourmenté. Marx ouvre une infinité de projets, littéraires, poétiques, philosophiques, qu’il n’achèvera jamais au point d’inquiéter son père, qui avait pourtant une grande confiance en ses capacités. Il a commencé des études de droit et s’est ensuite tourné vers la philosophie. Avant de se consacrer au journalisme, il entend poursuivre une carrière universitaire en soutenant une thèse de doctorat à l’Université d’Iéna sur la « Différence entre la philosophie de la nature de Démocrite et d’Épicure ». Ce thème renvoie à la fois au courant du matérialisme et à l’idée de remettre en cause un paradigme philosophique de l’Antiquité. A la lecture de votre livre, j’ai été intriguée par cette recherche de longue haleine d’une philosophie au contact de la réalité et de l’histoire. Après tout, Marx était-il vraiment un jeune hégélien ? Pourriez-vous reprendre cette voie, votre critique de Hegel et du dépassement des courants des Jeunes hégéliens, pour faire ressortir la dimension novatrice de la pensée de Marx ?
Isabelle Garo : Je crois que pour comprendre le parcours de Marx sans en faire une trajectoire linéaire, mais sans y voir une série de bifurcations plus ou moins dangereuses, il faut d’abord considérer le contexte historique dans lequel se dessine sa trajectoire, car il est inséparablement vécue, intellectuelle et militante. L’objectif de ce petit livre était de montrer que sa trajectoire résultait de ses racines historiques et de son environnement social, de ses réflexions intellectuelles, précoces et politiques, de ses rencontres et de ses choix, mais aussi, bien sûr, des hasards de l’existence. Si vous me le permettez, j’aimerais éclaircir un peu les choses à ce niveau avant de répondre à votre question.
Marx est né en 1818 à Trèves, en Rhénanie. La ville était occupée depuis 1794 par les troupes de la Convention, repoussant les forces contre-révolutionnaires basées à Coblence, à deux pas de là. Cette influence française sera durable : Trèves ne sera annexée à la Prusse qu’en 1815, après le Congrès de Vienne. Dans le livre, je précise davantage ce qui est bien plus qu’un background : durant l’enfance et l’adolescence de Marx, la Rhénanie, façonnée par cette histoire complexe, est traversée par des fractures sociales et culturelles bien particulières, qui tâtonnent leurs formes d’expression politique.
Ce que vit le jeune Marx le marque durablement : dans cette région rurale qui commence à s’industrialiser, paysans et artisans sont confrontés à la précarité économique, parfois à l’extrême pauvreté, un premier prolétariat rural et ouvrier se forme, ainsi qu’une bourgeoisie qui aspire à des réformes politiques, remettant en question le joug féodal, mais craignant l’émergence d’idées révolutionnaires. Un courant démocratique plus radical se forme au fur et à mesure que les idées égalitaires commencent à pénétrer l’Allemagne.
Dans le même temps, la situation est bloquée : le pouvoir prussien est et reste absolutiste, archaïque, rejetant les aspirations libérales et nationales. Il impose des mesures de plus en plus réactionnaires, une surveillance constante, réprime férocement les protestations sociales et politiques. Ce climat suffocant exaspérait une jeunesse réfractaire, à laquelle appartenait Marx et qui rêvait d’un autre avenir. De ce côté, le débat s’amplifie : faut-il soutenir la réforme constitutionnelle, défendre l’athéisme, construire l’unité allemande, se réfugier dans la philosophie, lutter pour l’égalité, combattre le capitalisme naissant ? Dans un monde instable et une Europe entière en ébullition, la révolution de 1848 donne très vite ses premiers signes et Marx va rapidement devenir l’un de ses sismographes les plus attentifs.
Quant à sa formation intellectuelle dans un tel contexte, elle se déploie à plusieurs niveaux. Le père joue un rôle décisif : Heinrich Marx est avocat, grand admirateur des Lumières, hostile à la monarchie autoritaire prussienne (qui, en tant que juif, l’oblige à se convertir). Sans être démocrate, il était partisan de réformes libérales au sens politique du terme, comme nombre de ses contemporains. C’est aussi le cas de son futur beau-père, Ludwig von Westphalen, avec qui Marx discutait et découvrait régulièrement Dante et Shakespeare. De plus, il a la chance d’avoir accès au Lycée de Trèves, interdit aux filles (et donc à Jenny, sa future compagne), où de nombreux professeurs développent des idées contestataires et subissent la répression prussienne. Dans ce milieu vivant et stimulant, sa passion pour le savoir et la littérature va de pair avec son intérêt grandissant pour les questions de justice sociale et politique.
Il faut ajouter que Marx s’est passionné pour la poésie dès son plus jeune âge. Dès l’âge de quinze ans, il consacre parfois ses soirées à l’écriture. Mais le projet de devenir poète se heurte bientôt à une évidence : ses textes ne sont pas très bons. Ses projets littéraires sont aussi nombreux qu’inachevés, tandis que la philosophie et la politique l’intéressent de plus en plus. Et surtout, il doit trouver et exercer au plus vite une profession rémunérée pour pouvoir se marier, tout en étant secrètement fiancé à Jenny von Westphalen, son amie d’enfance.
Une carrière juridique semble la voie la plus directe : pour cette raison, ses études de droit ne sont pas exactement un choix, même si Marx a un intérêt très réel pour les questions juridiques, même s’il les considère rapidement avec un œil critique. Devenu étudiant à Bonn puis à Berlin, il découvre une capitale politique et intellectuelle sous haute surveillance, bien différente de sa ville natale. A l’université von Humboldt, il suit plusieurs cours, droit, littérature, philosophie. Travailleur infatigable, il se passionne pour la philosophie hégélienne, grande pensée de l’époque. Fréquente assidûment les cercles de jeunes intellectuels critiques, les Jeunes hégéliens. Ces derniers utilisent la philosophie comme un moyen de contester la monarchie prussienne réactionnaire et son catholicisme d’État. Il s’impose rapidement comme un jeune intellectuel très prometteur et combatif.
Le jeune Marx devient alors particulièrement proche de Bruno Bauer, qui était déjà professeur et qui l’encourage à rédiger sa thèse à son tour : Marx choisit de traiter de la philosophie de Démocrite et d’Épicure, penseurs matérialistes de l’Antiquité. Outre la dimension académique, sa discipline présente d’autres enjeux, plus urgents à ses yeux : c’est la question du rapport entre les idées et la réalité qui le préoccupe à l’époque. Par ailleurs, le matérialisme commence aussi à l’intéresser et ce sera l’un des axes de sa critique de Hegel. Marx proposera plus tard une version originale (d’ailleurs souvent caricaturale), mais qui s’enracine dans une longue histoire d’origine ancienne, qu’il découvre justement à cette époque.
Quant à sa proximité avec les Jeunes hégéliens, elle est bien réelle, mais contrairement à ces derniers, il ne se focalise pas sur la question religieuse et continuera à vouer une grande admiration à Hegel. En effet, Hegel, mort dix ans plus tôt, reste le plus grand philosophe de l’époque, dont l’héritage est âprement disputé entre disciples très conservateurs et jeunes athées et épigones critiques. L’originalité de la critique hégélienne de Marx est qu’elle s’étend à toute son œuvre et part d’un dialogue qu’on peut dire sans fin.
En 1842, sa critique porte sur la conception hégélienne de l’État et se tourne vers l’exigence d’une démocratie étendue à toute la vie sociale, une « vraie démocratie », écrit Marx. Il dénoncera toujours la politique au sens purement institutionnel et étatique du terme, et cette redéfinition d’une politique à destination des classes laborieuses ne disparaîtra pas de son œuvre : cette première critique de Hegel marque un jalon important dans son évolution vers le communisme et la révolution les condamnations s’accumulent progressivement.
Quoi qu’il en soit, ces premières décennies (le livre remonte jusqu’à ses 26 ans) sont décisives, c’est le temps de sa formation, de ses premières rencontres, de ses premières réflexions aussi, car Marx est incroyablement précoce et créatif, bouillonnant d’énergie et de projets . Sa colère face à l’injustice se conjugue à sa passion pour la théorie et la politique. Il ne séparera jamais la volonté de comprendre de celle d’intervenir activement dans la réalité de son temps. Il est important de s’en souvenir, car Marx a longtemps été une statue et tout un imaginaire occulte la vie dense et animée qui fut la sienne, ses questions et doutes incessants, son activité de journaliste et militant qui a accompagné son travail toute sa vie. . théorique. Comprendre les idées de la vie et non l’inverse, sans les négliger, c’est après tout une des grandes thèses de Marx lui-même !
Parmi les événements historiques qui ont marqué la pensée et la trajectoire du jeune Marx, les « Débats sur la loi concernant le vol de bois » se distinguent. L’article parut dans la Gazette rhénane en 1842. Daniel Bensaïd lui consacra un petit livre : Les Dépossédés. Karl Marx: Les voleurs de bois et la loi des pauvres2. C’est à travers ce livre de Daniel que j’ai pu consulter le texte original de Marx. Il écrit : « Certains objets de propriété ne peuvent, par leur nature, acquérir, en aucun cas, le caractère de propriété privée prédéterminée et se soumettre, par leur essence élémentaire et leur existence contingente, au droit d’occupation de la classe qui, exclue par ce droit de toute autre propriété, occupe dans la société civile la même place que ces objets dans la nature. Les brindilles et brindilles mortes constituent ici une représentation physique de la pauvreté des paysans, tandis que l’arbre vivant plein de sève représente la richesse. La classe la plus pauvre déduit instinctivement son droit de propriété de son besoin immédiat et contingent. La reconnaissance de ce « droit coutumier », qui n’est pas reconnu par le droit bourgeois, est un objet de lutte.
Peut-on en tirer des leçons pour les débats contemporains autour des « communs », des ZAD et, de manière générale, des répertoires d’occupation, très présents dans les Gilets jaunes, mais aussi dans le mouvement récent contre les mégabassins ? Ces luttes démocratiques peuvent-elles se transformer en luttes prolétariennes contre la bourgeoisie ?
À la fin de ses années d’études, Marx est finalement devenu journaliste. En effet, une fois barré de sa voie choisie par l’enseignement de la philosophie à l’université, il écrit ses premiers articles et en vient rapidement à jouer un rôle central dans la Gazette rhénane, l’organe de la bourgeoisie libérale. Mais le journal se retrouve rapidement menacé par la censure prussienne, qui ne tolère pas la moindre critique. À un moment donné, la fermeture devient inévitable. Marx, estimant qu’il n’y avait plus rien à perdre, décida d’affronter de front les questions économiques et sociales. Son article sur le vol de bois, publié à l’automne 1842, traite de l’interdiction récente du ramassage du bois mort dans les forêts par les paysans les plus pauvres en vertu d’un ancien droit coutumier féodal. Mais depuis, les forêts du Rhin ont été privatisées et cette accusation est devenue un crime, sévèrement puni.
A première vue, en effet, une chose surprend : le droit féodal semble plus « juste » que le droit moderne ! Mais là n’est pas le propos de Marx : c’est la question de la pauvreté et de son élimination qui lui importe, ainsi que le rôle spécifique de la loi. Comment comprendre que cette collecte, jusqu’alors tolérée pour permettre la subsistance des plus démunis, soit du coup strictement interdite ? Elle est requalifiée en crime au nom du droit de propriété moderne, qui ne saurait tolérer que des paysans pauvres agissent comme s’ils étaient eux aussi propriétaires.
L’idée révolutionnaire d’un droit à la subsistance n’est plus d’actualité. C’est donc l’intervention législative de l’État – d’un État capitaliste en formation – en faveur des seuls intérêts privés des propriétaires forestiers que Marx dénonce, bien que sa pensée reste encore, à ce moment-là, dans le domaine du droit. lui-même. . Pourtant, à ce niveau, le problème reste insoluble, Marx le voit bien. Son analyse est donc complexe et doit être relativisée, car elle nous est devenue difficile à comprendre : le livre de Daniel Bensaïd y apporte un éclairage très riche.
Dans son article, Marx reste prisonnier de cette logique juridique, en même temps qu’il décrit remarquablement les contradictions sociales et politiques qui vont l’obliger à dépasser ces limites. C’est pourquoi l’examen de ce cas très particulier de vol de bois, dira Marx plus tard, lui a ouvert les yeux sur les nouveaux rapports sociaux et économiques en devenir, sur la domination et l’exploitation comme moyen pour les classes dirigeantes de s’emparer par la violence – y compris violence légale – richesse collective et accumulation de capital. Cette accumulation est fondamentale : elle est la condition de l’expansion et de la reproduction du capitalisme dans le temps et le droit a pour mission de la rendre possible.
Des années plus tard, après avoir analysé en profondeur les rapports sociaux capitalistes dans le domaine de la production, les formes de propriété continuent d’intéresser Marx et il se concentre sur les formes ancestrales de propriété commune. C’est notamment le cas en 1881, à la fin de sa vie, lorsqu’il dialogue avec des populistes russes et étudie les communautés rurales traditionnelles dans la perspective d’une éventuelle révolution en Russie, dont il entrevoit le déclenchement. Pour Marx, ces formes collectives de propriété ne sont pas l’opposé de la propriété individuelle, avec laquelle elles coexistent, mais plutôt l’opposé de l’appropriation privée des moyens de production et de vie. Ils peuvent offrir des ressources pour tracer une voie originale vers le communisme, pense-t-il alors.
A relire ces textes, on mesure mieux l’importance, mais aussi les limites d’un débat strictement juridique autour de la propriété : tant que les rapports sociaux de production ne sont pas transformés, ce n’est pas seulement la répartition qui est injuste, c’est la propriété capitaliste de la des moyens de production, une production qui engendre, reproduit et entretient cette injustice. C’est l’organisation du travail et le contrôle de la production qui sont confisqués, et c’est cette expropriation radicale qui pose problème.
Aujourd’hui, le thème des communs, de par son ancrage strictement juridique, reste tout à fait inoffensif. En revanche, ce n’est pas le cas des luttes contemporaines dont vous parlez, même si elles ont d’autres limites : partant d’enjeux locaux ou spécifiques, elles dépassent largement la question des droits de propriété et remettent parfois en cause, au moins tendanciellement, tout un mode de production et un ordre social toujours aussi destructeur. Ces mobilisations atypiques, transversales et composites sont certes vouées à se multiplier, mais elles risquent de rester isolées et sporadiques.
Elles vont de pair avec les luttes contre cette formidable expropriation que constitue la privatisation des services publics. La question est de savoir comment fédérer ces luttes contre un capitalisme qui reste puissant et unifié, malgré ses contradictions et l’hostilité qu’il suscite. C’est pourquoi ces luttes ne doivent pas être évaluées de l’extérieur, à distance, mais investies et politisées, par tous ceux qui considèrent qu’une transformation sociale radicale est urgente. La reconstruction d’une culture politique anticapitaliste commune est une de ses conditions et, de ce point de vue, lire Marx en même temps que connaître notre histoire n’est absolument pas une perte de temps.
Le moment parisien est décrit comme une étape de radicalisation du jeune Marx. Pouvez-vous revenir sur votre rencontre avec le prolétariat et ses organisations (documentée dans l’Introduction de 1844) et son rôle dans la construction de votre théorie révolutionnaire ?
Exilé à Paris, après la censure qui frappe la revue qu’il dirige, Marx entreprend la rédaction d’un texte célèbre, l’Introduction de 1844. Cette introduction doit précéder son analyse de la philosophie hégélienne du droit, qui restera inachevée. C’est, à tous égards, un texte de transition : transition entre l’Allemagne et Paris, entre un monde resté féodal et un capitalisme en formation où se construit le mouvement ouvrier, entre options démocratiques et parti pris désormais révolutionnaire, entre philosophie et approche théorique complètement différente, que Marx appellerait une « critique de l’économie politique ». Ce texte court et passionné correspond à sa découverte du prolétariat et de son rôle historique, d’abord une découverte théorique puis une rencontre concrète, à Paris, avec les premières organisations ouvrières.
A Paris, Marx va ainsi consolider mais aussi modifier ses orientations antérieures, les confrontant à une réalité historique bien différente de celle qu’il a connue jusqu’alors : il rencontre des militants ouvriers, lit des socialistes et des communistes français mais aussi des économistes anglais, poursuit ses réflexions, ainsi que son travail de journaliste. De ce point de vue, si son passage au communisme date bien de cette époque : il ne s’agit pas d’une conversion brutale mais d’une option révolutionnaire, s’affirmant alors que les circonstances empêchent toute autre voie vers une perspective véritablement émancipatrice.
Contrairement à M. Hess, Marx n’a pas été immédiatement séduit par le courant communiste naissant de son époque. Vous citez à cet égard la lettre adressée en 1843 à Arnold Ruge au sujet de son projet de révision critique. Il déclare : « Nous ne nous présentons pas au monde comme des doctrinaires avec un nouveau principe : voici la vérité, à genoux devant elle ! Nous apportons au monde les principes que le monde lui-même a développés en lui-même. Cela me semble être une leçon très importante pour tout militant révolutionnaire. N’y a-t-il pas un rapprochement à faire avec l’idée de Trotsky d’un programme de transition ? Avec l’idée d’une activité militante, pratique et théorique, qui entend combler le fossé entre l’appréciation de l’injustice sociale formulée par les exploités et les opprimés et le projet d’une société communiste ? Doit-on, inspiré par la trajectoire de Marx, faire et défaire nos outils, nos médiations et nos discours, au rythme des luttes sociales, de leurs aspirations et de leurs formes politiques et organisationnelles ?
Oui, le communisme tel qu’il existait alors n’était pas vraiment le sien : le mot avait un sens littéraire assez vague, centré sur l’abolition de la propriété privée. Marx éclairera cela en réfléchissant sur le rôle spécifique des communistes au sein d’un mouvement ouvrier plus large et plus diversifié, abordant progressivement la question des alliances et de l’organisation.
Rappelons que les idées socialistes et communistes se sont développées principalement en France et en particulier à partir des années 1830 (même si leurs racines remontent plus loin). Avant Marx, Moses Hess, alors proche de Friedrich Engels, fut l’un des premiers à s’y intéresser et à les populariser. Marx reste d’abord très dubitatif face à ce qu’il considère comme un peu de propagande littéraire creuse et par rapport aux idées françaises qu’il avoue finalement mal connaître. Il faut ajouter que Hess et Engels sont alors conquis par un communisme conçu avant tout comme une doctrine sociale : pour Marx, cette approche est étroite, contournant la question de l’État et du mode de production, qu’il n’a pas encore commencé à étudier étroitement.
C’est ce souci d’éviter les généralités que l’on retrouve dans le texte que vous citez. Cette lettre répond à Arnold Ruge, qui vient de lui confier son pessimisme fondamental sur le sort historique de l’Allemagne, rien de moins. Marx considère ces observations au-dessus du sol. Sa conviction est au contraire que la théorie et l’action doivent être étroitement liées. Cela dit, on est encore loin de sa réflexion stratégique ultérieure, puisqu’il s’est impliqué dans les organisations politiques existantes, dans leur structuration et dans leur orientation stratégique.
C’est dans cette dernière analyse que l’on peut trouver un lien avec les réflexions ultérieures de Trotsky sur le programme de transition, mais dans des conditions concrètes qui, là encore, ont considérablement changé. Si l’idée en tant que telle n’existe pas chez Marx, il a néanmoins réfléchi de plus en plus, tout au long de sa vie, à la question du programme et des mobilisations sociales, à leur traduction politique et, donc, à la question de la transition. . Mais n’oublions pas que ce n’est pas Marx qui est trotskyste, c’est Trotsky qui est marxiste…
Marx a beaucoup travaillé sur la dimension stratégique du projet révolutionnaire sans définir clairement les contours d’une société communiste qui pourrait aujourd’hui susciter le désir et offrir une alternative à la perspective meurtrière de la société capitaliste. Est-ce irréfléchi ? Ou plutôt, quelque chose qui s’inscrit dans le contexte historique de votre production et de votre vocation ?
Votre question est très importante : c’est précisément parce que Marx ne brosse pas un tableau détaillé du communisme, bien qu’il en définisse les principales caractéristiques, qu’il le conçoit comme une construction concrète, en contexte, en perpétuel réajustement. Si « l’émancipation des travailleurs » doit être « l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », de tous les exploités et dominés, alors on ne peut pas écrire la musique avant de la jouer !
Le Marx mûr développera considérablement sa réflexion sur ce point et ses questions sont toujours les nôtres : quelles sont les contradictions du capitalisme et comment y intervenir ? Comment construire des organisations qui mènent les luttes sociales à leur fin révolutionnaire ? Comment affronter la question de l’Etat et de la démocratie ? Comment composer et mobiliser les différentes forces sociales porteuses de projets qui ne sont pas forcément les mêmes ? Sur toutes ces questions, les révolutions des XIXe et XXe siècles ont buté. Revenir à Marx sous cet angle, ce n’est certes pas chercher des réponses toutes faites, mais des questions qui nous préoccupent encore et des analyses qui, sous certains aspects, restent d’une fécondité inégalée, à condition d’en réactiver la portée. approche plutôt que de réciter vos conclusions.
C’est précisément à ce moment que l’intervention communiste prend tout son sens, comme politisation et organisation collective de cette colère sociale qu’on voit aujourd’hui renaître partout et qui prend des formes contradictoires, à la fois régressives et émancipatrices, ni spontanément convergentes ni anticapitalistes. Toutes les luttes comptent, antiracistes, féministes, écologistes, sociales, politiques, etc. Mais leur dispersion, voire leur concurrence, doivent être surmontées de toute urgence, face à des politiques libérales qui conduisent au désespoir et au fascisme. Comment reconstruire aujourd’hui un communisme mobilisateur, et non un vieux cauchemar ni une autre utopie ?
Une des grandes idées de Marx, très puissante et féconde, est que les rapports sociaux capitalistes organisent la confiscation de l’activité humaine et de ses produits, cette aliénation, cette dépossession fondamentale frappant de plein fouet le sujet humain. Les producteurs associés doivent revendiquer ce qui leur appartient, non pas des biens matériels, mais surtout le contrôle collectif de leurs conditions de travail, de production et de répartition des richesses produites. Cette réappropriation à grande échelle passe par le développement d’un autre rapport au travail, aux besoins, à la nature, pour en faire un objectif politique crédible et mobilisateur, à placer au centre de la stratégie révolutionnaire : c’est aussi cette question que Marx aborde à la fois dans Le Capital et dans ses textes politiques, mêlant toujours la question des finalités et des médiations.
En ce sens, un programme communiste en dehors et avant les combats n’aide pas beaucoup. Mais les luttes sociales seules ne suffisent pas, l’expérience l’a déjà démontré mille fois et il faut aussi s’interroger sur les formes d’organisation, l’État, les alliances, la logique électorale et ses limites, etc. Même si nous ne manquons pas de boussole, on peut dire que tout reste à construire et même à reconstruire, dans les conditions très défavorables d’une gauche radicale en crise profonde, alors que le capitalisme en crise alimente l’émergence de nouveaux fascismes, les affrontements impérialistes et la dévastation s’est accélérée sur la planète. Lire ou relire Marx et les autres, ce n’est pas perdre du temps, ce n’est pas non plus une fin en soi : c’est travailler à penser ces questions avec les armes critiques qui sont et continuent d’être les nôtres, en vue de les renouveler, de les réajuster. eux en permanence.
Daniel Bensaïd a fait le choix de consacrer ses dernières forces à écrire, près de cent ans plus tard, un nouvel « ABC du communisme », destiné aux nouvelles générations militantes, pour les convaincre de « l’actualité de Marx » (à travers son livre Marx en En introduction, il nous explique que son travail n’entend pas restituer la vraie pensée d’un Marx authentique et incompris, mais plutôt « proposer une des manières possibles de l’utiliser, en montrant comment sa critique radicale et contestataire de toute orthodoxie , tout fanatisme doctrinal, toujours prêt à sa propre autocritique, sa propre transformation ou son propre dépassement, il vit de questions entrouvertes et de contradictions non résolues.
Partagez-vous l’inquiétude de Daniel ? Quel message voudriez-vous laisser aux jeunes militants qui tentent de se rapprocher de l’œuvre de Marx ?
Daniel Bensaïd était bien placé pour savoir ce qu’il en coûte d’être doctrinaire et ce qu’il en coûte d’abandonner Marx dans la poubelle de l’histoire ! L’absence persistante de ce véritable débat stratégique, auquel il en appelait, alimente actuellement la dispersion des forces contestataires, mais aussi la prolifération de chapelles politiques concurrentes, d’une part, de solutions théoriques qui se prétendent ultimes, autant de panacées destinées prospérer dans la crise des alternatives concrètes.
La construction de l’alternative réside dans notre capacité à articuler un projet de transformation radicale aux mobilisations collectives et aux aspirations individuelles telles qu’elles existent aujourd’hui. La construction de cette articulation est la tâche politique par excellence. Elle passe par l’invention de médiations, qui ne sont pas simplement des moyens, encore moins des étapes, mais des formes vivantes, des formes véritablement démocratiques et attractives d’organisation, de mobilisation et de lutte, de réflexion.
La tâche est immense : comment combattre la logique de délégation ainsi que la spontanéité sans lendemain ? Comment échapper au double piège de l’utopie sans lutte et des luttes sans espoir ? Notre culture militante est à reconstruire en grande partie, mais elle n’est pas morte. Il faut repartir des formes multiples que prend aujourd’hui une lutte des classes, qui doit toujours avoir conscience d’elle-même et de ses enjeux. Revisiter le meilleur que les traditions socialistes et communistes nous ont légué est nécessaire pour continuer à le construire. oh
Interview d’Hélène Marra.