L’« Affaire Vivès », comme il faut désormais l’appeler, mais aussi la liberté de création dans un monde qui change, les menaces qui pèsent sur les dessinateurs dans certaines parties du monde où les forces autoritaires trouvent leur expression et leur humour d’ennemis, mais aussi la vision masculine de l’univers de la BD et la domination du manga… Autant de sujets brûlants qui ont beaucoup été abordés au festival d’Angoulême à l’occasion de sa 50ème édition. Notamment à travers le grand forum de la perspective « La Vie en BD » qui est organisé dans l’espace Franquin Le Point en partenariat avec le FIBD, afin de donner matière à réflexion sur des enjeux économiques ou sociaux qui dépassent aujourd’hui le 9ème art.
Lors de cet événement, où le public était nombreux après deux éditions écourtées par la crise sanitaire, plusieurs tables rondes se sont tenues sur des sujets allant de l’économie de la bande dessinée à son rôle désormais crucial dans le cinéma, les séries ou les jeux vidéo, mais aussi le risque que existe aujourd’hui pour résister aux différentes formes d’oppression par le dessin, ou à la question de la représentation de la sexualité par le dessin. Jeudi 26 janvier, la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak, entourée de la créatrice marocaine Zainab Fasiki, auteur du livre Hshouma. Corps et Sexualité au Maroc (Massot), d’Ersin Karabulut, leader de la bande dessinée turque, cofondateur de l’hebdomadaire satirique Uykusuz, auteur du Worried Journal d’Istanbul (Dargaud) et de la dessinatrice iranienne Mana Neyestani (Trois heures, Éditions Çà) et là), emprisonné dans son pays en 2006 à cause d’un dessin mal interprété, et aujourd’hui réfugié en France, il a rappelé la mission de la France dans le domaine de la protection de la liberté d’expression et de création. « Une liberté fondamentale protégée par la loi et confirmée dans la loi de juillet 2016. »
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Le ministre a ajouté, se référant apparemment aux accusations de diffusion de pédopornographie visant actuellement Bastien Vives : « Évidemment il y a des limites fixées par la loi : on ne peut pas inciter à la haine, à la violence, à l’antisémitisme, au racisme, on ne peut pas promouvoir la pédopornographie, mais le juge décide. Et rappelons-nous l’attentat il y a quelques années, perpétré par « l’association d’extrême droite Civitas » contre une pièce de Romeo Castellucci « qu’elle jugeait blasphématoire », où une personne a été « arrêtée avec un couteau » et d’autres « ont escaladé la façade d’où ils jetaient de l’huile ou de l’encre sur les spectateurs qui voulaient entrer dans le théâtre ». Mais aussi récemment, les tentatives de certains élus de l’Assemblée nationale, lorsque le ministre a présenté le budget de la culture à l’Assemblée nationale, de « limiter les aides aux directeurs de la photographie qu’aux films qui promeuvent l’histoire de France, c’est-à-dire sur Jeanne d’Arc ou les épopées de Napoléon ».
Mais quand les menaces d’aujourd’hui à la liberté de création ne viennent pas seulement de l’extrême droite ? « C’est vrai, ça a été diffusé dans d’autres sphères aussi », précise le ministre, « mais il faut se rappeler qu’à l’époque les gens étaient unis pour condamner cette atteinte à la liberté du public de voir ces oeuvres ». Ensuite, nous pourrions collectivement les protéger. Ne serait-ce pas le cas aujourd’hui ? Une allusion à l’annulation de l’exposition qui devait être consacrée à Bastien Vivès par la direction du festival, après des menaces de mort contre le créateur, mais aussi contre l’équipe du festival. L’annulation, que le directeur artistique du festival, Fausto Fasullo, a qualifiée de « défaite philosophique » et qui a embarrassé la rue de Valois, comme on peut le comprendre quand on entend le ministre de la Culture rappeler que « s’il va jusqu’à demander à la police d’être présente pour qu’il n’y ait pas de violence, nous le ferons, même si c’est terrible d’en arriver là ». Engagement réaffirmé à « ne pas céder » et à « continuer à protéger comme on protège les dessinateurs de Charlie ». Hebdo au quotidien : toute démarche artistique a le potentiel de choquer quelqu’un, sinon l’art ne serait pas de l’art. Si tout art devenait politiquement correct, il n’y aurait plus d’art. »
LIRE AUSSI « L’Affaire Vives » – La mécanique du lynchage Vendredi 27 février, c’est une rencontre sur « Sexualité et BD : peut-on tout dessiner ? » organisée par Le Point et FIBD dans le cadre de ce grand forum. Une façon d’engager la discussion sur un sujet d’importance, après la déprogrammation d’une exposition consacrée à l’oeuvre de Bastien Vives.Le but de la rencontre était de confronter les différents points de vue qui se sont exprimés ces dernières semaines : farouches partisans de la liberté d’expression et souvent farouches détracteurs de Bastien Vives, qui symboliserait un comique masculin et rétrograde. Malheureusement, la peur et la colère ont fait renoncer de nombreux intervenants Expression commune : « Trop de coups à prendre ».
La créatrice Coco, entourée d’une impressionnante protection policière, n’a pas hésité à venir évoquer un sujet qui lui paraissait crucial. Avec lui, l’historien et spécialiste de la censure Bernard Joubert, ainsi que Franck Bondoux, délégué général du festival, qui était invité à prendre la parole pour expliquer sa décision de déprogrammer l’exposition, la première de l’histoire du Festival. « Bastien Vives a reçu des menaces de mort. Quand on vous dit : « On va te tuer, toi et toute ta famille », et à plusieurs reprises ; quand un responsable du festival se retrouve avec, devant sa maison, une inscription de 4 mètres sur le mur qui évoque la pédophilie, qu’est-ce que ça nous dit que ce qui se dit sur les réseaux sociaux n’aura pas de conséquence dramatique dans la réalité ? ? Ça ne nous dit rien ! »
Et le chef de la contestation continue de justifier sa décision : « Il y a de grandes difficultés pour que la manifestation tombe sous l’impact de troubles à l’ordre public et à la paix. » Il faudrait bunkeriser l’événement, et c’était changer sa nature. Les familles, les groupes scolaires ne peuvent plus venir… C’est un problème qui n’est pas qu’une question de courage, ce n’est plus la même identité de l’événement. Nous ne pouvons pas nous trouver dans un temps de dialogue, d’expression sur ce qui est fiction et ce qui est réalité. Pour citer Ferdinand de Saussure : « Le mot ‘chien’ n’a jamais mordu personne ».
Jurisprudence
Bernard Joubert, pour sa part, a apporté un éclairage juridique essentiel : « L’affaire Vivès remonte à 2018, à travers le procès intenté par l’association contre la publication du Petit Paul. La justice l’a examiné, mais n’a pas donné suite. L’association précitée s’est référée à un article de la loi qui interdit les images pornographiques de mineurs, c’est-à-dire les photographies et les films. « Mais en 1998, explique Joubert, l’amendement Jolibois a ajouté le terme ‘représentation des mineurs' ». A quoi pensait le législateur ? « Quand on regarde les débats au Parlement, on se rend compte qu’il parle d’images virtuelles, d’images numériques très réalistes. L’idée était d’utiliser Photoshop pour lutter contre les photos traitées. Il ne parlait jamais de peinture ni de dessin. A voir aussi : Les meilleures astuces de grand-mère pour déboucher les toilettes !… » Jusqu’en 2007 et l’affaire Twin Angels, du nom de cette série animée japonaise dans laquelle un extraterrestre prenait la forme d’un enfant et se livrait à des ébats avec des adultes. Le jugement des chefs du Kaze et les sociétés SEE BD ont depuis été saisies par la jurisprudence. » La justice a été embarrassée par cette jurisprudence, a déclaré Joubert. Il ne faut pas condamner l’auteur, mais les dix ou quinze grands prix de la ville d’Angoulême. Et aussi les millions « La loi aurait dû être très claire, mais le terme est faux. La seule solution serait de reformuler la loi. »
LIRE AUSSI « L’affaire Vivès » – Le verdict qui change tout Alors que se posait le problème de la représentation des femmes et même de leur place dans la BD entre stéréotypes, au-delà même de la personne de Bastien Vivès et du masculinisme, Franck Bondoux s’est demandé : « Oui, mais qui dicterait l’image qu’il faudrait donner ? On passerait au bréviaire de la représentation. Le festival peut comprendre que certains dessins puissent choquer, mais il n’est pas l’arbitre de la paix.
Koko, pour sa part, revient sur le contexte de certains livres et dessins : « Wolinski et Reiser sont des représentants de la sexualité dans les années 1970, avec toutes les luttes associées, le droit à l’avortement, etc. J’ai toujours eu le sentiment que le dessin est ce qui nous lie, quel que soit notre sexe. C’est la réplique que j’aurais pu dire à Libération : « J’espère qu’ils ne sont pas venus me chercher parce que j’ai des seins. » C’est bien que le métier se féminise de plus en plus, mais chez Charlie Hebdo on s’appuie sur tous les sujets, qu’on soit des hommes ou des femmes. Si je suis ici aujourd’hui, c’est parce que cette affaire va au-delà de l’affaire Vivès, il s’agit de la liberté qu’il faut sortir de tout et qu’il faut défendre. Il faut dessiner la mort, les enfants, l’inceste, ce n’est pas toujours facile de dessiner, mais si on ne les représente pas, ces sujets existent quand même, il faut pouvoir exprimer son point de vue. Et permettez-moi d’ajouter : « Chez Charlie Hebdo, nous avions pour règle de ne pas faire la politique des sentiments. Si vous ne pouvez pas dessiner d’attaques parce qu’il y a des victimes d’attaques, vous ne pouvez plus rien dessiner. Tout artiste indépendant doit pouvoir explorer ce domaine du fantasme et du délire. […] Cette liberté de tout dessiner doit être défendue. »
Et de pointer la nécessité de faire la différence entre fiction et réalité à travers l’explication d’un des dessins qu’elle a réalisé après l’affaire du « consentement » de Blanche-Neige au baiser du prince pendant son sommeil. « Dans la vraie vie, un mec qui vient embrasser une fille sans son consentement est répréhensible. Mais bon, c’est l’histoire. Aujourd’hui, toutes ces fictions sont mises à la « vraie » sauce, et c’est ça qui ne va pas ! L’univers des histoires ne doit pas passer par le filtre de purification. Les histoires ne sont pas propres, et l’enfant est aussi construit comme ça. De la nécessité, aussi, de comprendre que l’artiste « doit pouvoir explorer ce champ du délire ». « J’aime cette expression. J’ai entendu une phrase qui m’a choqué lors des attentats de Charlie : « irresponsabilité ». Non! Il faut des gens plus irresponsables que les autres pour pouvoir explorer ce champ de liberté. « Je ne pense qu’en termes de liberté créative. Est-ce qu’on efface Sade aujourd’hui ? Goya représente Saturne dévorant la tête de son enfant, ça ne choque personne ? Est-ce réel ou non ? Une photo choquante, même s’il n’y a pas de « lanceur d’alerte », le fait que l’idée préconçue, consensuelle, ait été un peu bousculée, aide, mon rien. Vous ne le voyez peut-être pas, mais il déplace les lignes, les lignes peuvent être déplacées. Si Vivès a outrepassé son droit ou a tout à fait raison, il ne faut pas que ça se passe sur les réseaux sociaux, mais sur le fondement de la justice », a poursuivi l’auteur dessinateur, rappelant : « La loi nous encadre, mais dans ce cadre on peut se permettre beaucoup, et il y a beaucoup de pays où ce n’est pas le cas. C’est rare et précieux. Si on dépasse cette limite, je pense que c’est très bien que les associations se plaignent. Chez Charlie, quand les gens jugent, sachez qu’on a franchi la ligne, la justice a tranché à chaque fois. »
Bastien Vivès et ses « fantasmes d’ado attardé »
Dans l’assistance, les questions ont reflété une forte opposition à l’œuvre entre, pour certains, la nécessité absolue de lutter contre toute forme de « censure » et, pour d’autres, l’incapacité de séparer les propos de Bastien Vivès sur sa fascination pour l’inceste et la pédopornographie de son intention lors du dessin de bandes dessinées. « Les censeurs perdent toujours », rappelle Bernard Joubert. Voir l’article : Crédit à la consommation : les taux augmentent aussi, comment trouver les meilleures offres. « La censure est toujours un échec sauf dans les pays totalitaires. »
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Koko a encore apporté la force de ses convictions, mais aussi sa foi dans les nuances : « J’y ai vu un nerd infernal avec des fantasmes d’ado attardée. » Mais je m’éloigne des commentaires qu’il a faits envers la dessinatrice Emma et de son approche enfantine pour faire un livre contrecarrer un autre livre. Mais en ce qui concerne ses dessins, je défends la liberté de création : les sujets des enfants et de la sexualité sont sensibles, mais ça se discute. Ça donne matière à réflexion. Des sujets inquiétants nous amènent au débat d’aujourd’hui. »
Les rencontres du grand forum perspective « La Vie en BD » organisé par « Le Point » en partenariat avec FIBD seront bientôt disponibles en podcast.