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Les mathématiciens n’ont pas attendu les grands défis du XXIe siècle pour interagir avec l’économie et la société. Énergie, santé, numérique… les mathématiques s’appliquent partout où il y a un besoin. Illustrations et quelques exemples marquants d’expertises réalisées au CNRS.
Abstraites et détachées de la réalité du monde… certaines des idées reçues sur les mathématiques sont bien mortes. Cependant, leurs avantages ne sont plus démontrés. Les mathématiques sont partout, cachées dans les objets du quotidien, garantes de la fiabilité de nos examens médicaux ou guides importants pour les choix de société comme ceux liés à la transition énergétique. Cette discipline innerve notre société tant par des connaissances de base que par des calculs complexes et des méthodologies avancées.
La preuve en est une étude révélée en septembre dernier par l’Institut national des sciences mathématiques et son interaction (Insmi) du CNRS sur son impact économique montrant qu’en 2019, ils sont intervenus dans la vie quotidienne de 3,3 millions de personnes (soit une augmentation de 14 % entre 2012 et 2019) . Leur impact économique, quant à lui, a augmenté de 1,8 point à 17,8% du PIB national en 2019. Et demain ? « Une étude menée par France 2030 estime qu’il faudra créer un million d’emplois supplémentaires de niveau universitaire d’ici 2030, qui utiliseront en grande partie les mathématiques », rapporte Emmanuel Royer, directeur scientifique adjoint de l’Insmi. Quel est donc l’impact économique de la recherche dans tout cela ?
Avec 15% de mathématiciens impliqués dans la recherche et les entreprises, le monde académique est loin d’être isolé des besoins de la société. Face à l’urgence des défis du XXIe siècle comme la transition énergétique, la digitalisation des entreprises ou encore le changement climatique, faut-il orienter davantage la recherche vers les applications sociales ? « La part des mathématiques dans l’interaction s’est accrue au fil des années, précise Emmanuel Royer. Pourtant, l’histoire montre que ne pas focaliser la discipline sur un problème précis est ce qui permet de l’appliquer n’importe où. »
Discussion sur les méthodes quantiques d’optimisation et d’apprentissage à l’Institut de recherche en informatique fondamentale (Irif). Ces recherches ouvrent la voie à de nouvelles applications dans plusieurs domaines : simulation de systèmes physiques complexes, nouveaux matériaux, finance, santé, etc.
Cependant, le transfert devrait être facilité une fois que la relation entre les mathématiques et l’application a été identifiée. « Le principal levier est d’améliorer les voies d’accès de l’industrie à la recherche académique et vice versa. Penser à des intermédiaires capables d’identifier ce qui peut être utile aux entreprises dans la recherche. Et surtout, favoriser les moments et lieux d’échanges informels entre ces deux mondes », prône François James, également directeur scientifique adjoint de l’Insmi. Au CNRS, plusieurs voies d’évaluation sont proposées aux mathématiciens. La direction de Poitiers a trouvé le premier d’entre eux : un laboratoire commun, créé par l’unité de recherche et l’entreprise.
Interdisciplinarité dans le service de médecine
Juste au-dessus du champ IRM ultra-élevé 7 Tesla du CHU de Poitiers, une équipe unique s’active, associant mathématiciens, médecins, physiciens, informaticiens et ingénieurs en résonance magnétique. Ils sont contributeurs du laboratoire commun I3M entre le fabricant d’imageurs ultra haut champ Siemens Healthineers, Mathematics and Applications Laboratory1 et XLIM2. Ensemble, ils ont créé des méthodes d’intelligence artificielle (IA) pour le traitement et l’analyse automatiques d’images IRM appliquées à différentes pathologies cérébrales (tumeurs, maladies neurodégénératives, etc.).
« Nous construisons un jumeau numérique, une représentation virtuelle du cerveau du patient et de son fonctionnement, basée sur des observations d’imagerie et de nouvelles données extraites de ces images par des algorithmes d’IA », explique le radiologue Rémy Guillevin, directeur de l’I3M. Plusieurs révolutions pratiques sont visées par ce dispositif. Ci-dessus : la possibilité de réaliser une biopsie virtuelle non invasive d’un organe. « Le jumeau numérique permet d’analyser l’ensemble de la lésion là où la biopsie physique ne fournit que des informations localisées », a déterminé le médecin-chercheur. L’outil – qui ne serait pas possible sans l’apport de la recherche mathématique – permet également de simuler des approches thérapeutiques ou chirurgicales et ainsi d’identifier la solution la plus adaptée au patient. Enfin, ce modèle aide le médecin à prédire la réponse thérapeutique du patient et ainsi à améliorer la prise en charge du patient tout au long de son traitement.
« Notre solution a fait ses premiers pas en pratique clinique à Poitiers avec 10 à 15 % des tumeurs cérébrales aujourd’hui pratiquement biopsiées », précise Rémy Guillevin. Grâce à elle, cet examen est possible pour les patients dont l’état de santé ne permet pas une biopsie physique. Une fois terminé, ce dispositif sera adapté pour d’autres organes comme le rein.
Théorème pour l’industrie alimentaire
Des laboratoires communs peuvent également être créés et des start-up… comme Califrais, une start-up qui cherche à développer de nouveaux outils numériques pour un approvisionnement éco-responsable. Plus précisément, cette start-up est spécialisée dans l’optimisation des flux alimentaires à grande échelle et applique son expertise au marché international de Rungis à travers le service rungismarket.com. Pour gagner son pari, Califrais s’est appuyé sur le laboratoire commun Lopf (Large Scale Product Flow Optimization) et le Laboratoire de Probabilités, Statistiques et Modélisation3. « Nous avons des perspectives de croissance très importantes et nos principaux atouts sont notre technologie, notre expertise et notre relation avec le monde académique qui garantit la légitimité d’une solution très innovante », témoigne Simon Bussy, fondateur de Califrais.
Le marché international de Rungis est un terrain d’expérimentation pour le développement de nouveaux outils numériques pour les exploitations éco-responsables.
Grâce au laboratoire commun, les deux partenaires ont démarré trois thèses. L’une d’elles utilise un système dynamique complexe pour représenter l’interaction entre les acteurs de Rungis. « Nous appliquons des méthodes utilisées dans l’étude des marchés financiers. Le but est d’identifier comment des événements externes peuvent affecter les comportements et donc de détecter des signaux qui permettront d’améliorer la communication, les flux, etc., face au danger », explique Simon Bussy. Les chercheurs ont également adapté des outils d’analyse de survie couramment utilisés en médecine pour prédire le risque de rechute des patients. Ici, cet algorithme permet d’anticiper le risque d’insatisfaction client.
De plus, le laboratoire commun applique les dernières avancées en matière d’apprentissage automatique et d’apprentissage en ligne pour répondre aux contraintes à grande échelle des flux alimentaires agricoles. L’enjeu est triple : prévoir et préconiser des stratégies de réapprovisionnement en produits frais périssables pour tirer le meilleur profit, réduire le gaspillage alimentaire et limiter les ruptures de stock. Encore une preuve du grand potentiel des mathématiques pour innerver notre quotidien, jusque dans nos assiettes.
Du laboratoire à l’entreprise
Si les laboratoires communs offrent le cadre d’une collaboration réussie entre entreprises et laboratoires, un autre dispositif existe au CNRS pour valoriser les projets directement issus des équipes de recherche. Ainsi, le programme précoce du CNRS permet de soutenir des projets de recherche à fort impact social, pour amorcer leur transfert vers le marché. Le projet Ktirio en profite désormais.
« Le gouvernement français veut réduire l’impact énergétique des bâtiments – responsables de 45% de la consommation actuelle – en rénovant près de 700 000 bâtiments par an, détermine Christophe Prud’homme, chef de projet et enseignant-chercheur à l’Institut de Recherche Mathématique Avancée4. Nous répondre à ce besoin à l’aide d’outils de simulation énergétique dynamique du bâtiment qui optimisent les consommations et proposent une stratégie de rénovation qui améliore le confort des usagers.Cette méthode associe l’Internet des Objets – avec le déploiement de capteurs dans le bâtiment – à des méthodes mathématiques d’assimilation de données, réduction des commandes et calcul haute performance.« Le couplage de notre modèle énergétique avec l’assimilation des données nous permet d’être au plus près de la réalité tout en obtenant des résultats de diagnostic ou de projection en temps réel », ajoute le chercheur.
Les ouvriers du bâtiment réalisent des travaux de rénovation thermique et énergétique dans le quartier de Garros, à Auch (32), lors de l’opération de réhabilitation et de rénovation urbaine.
« Il existe déjà de nombreux logiciels dans le domaine de la rénovation qui sont confrontés à deux limitations : le temps de calcul et la fiabilité des résultats », précise Christophe Prud’homme. Or, en cette période de crise énergétique, une erreur de 1°C dans la simulation énergétique peut modifier le montant final de la facture de 7% ! Pour y remédier, les chercheurs en mathématiques s’appuient sur deux partenariats principaux : d’une part, la PME alsacienne Synapse Concept spécialisée dans la gestion thermique des bâtiments ; d’autre part, le fabricant américain de capteurs Cisco Meraki. La combinaison de leurs trois forces permet d’éliminer les obstacles scientifiques identifiés. A terme, la solution sera mise à disposition des utilisateurs via le cloud. Il peut notamment contribuer à la gestion énergétique de l’important parc immobilier de la collectivité.
Les mathématiques au service de l’imagerie médicale
Avec plus de 500 000 examens par an en France, l’imagerie TEP (tomographie par émission de positrons ou PET scan) est devenue un outil important en cancérologie. Celle-ci consiste à injecter un radiotraceur dans l’organisme et à prendre un cliché de sa diffusion après un temps d’attente. La modélisation de sa distribution dans le temps donnera au médecin plus d’informations sur le tissu cible : activité enzymatique, volume de distribution, etc. Comment ? En enregistrant en continu, pendant l’examen, une série d’images tridimensionnelles de la distribution du produit dans l’organisme dès son injection. Cependant, aucun logiciel n’a jusqu’à présent permis de traiter et d’analyser rapidement ces images.
À gauche, une image de poitrine régulière en noir et blanc; au milieu, l’image nouvellement calculée montre des biomarqueurs (volume sanguin, métabolisme cellulaire des glucides) ; à droite, un zoom sur la tumeur (en haut, flux de radiotraceur dans la cellule, au centre, efflux hors de la cellule et en bas, activité enzymatique intracellulaire).
C’est l’objectif du projet Quantim, également soutenu en prématurité par le CNRS. Il a développé des méthodes d’identification et d’optimisation des paramètres visant à calculer de nouvelles images 3D à partir d’observations et d’enregistrements TEP 4D. « Notre modèle permet d’abord de représenter la zone tumorale, puis son environnement, avant d’adapter notre méthode à l’ensemble du thorax », explique Sylvain Faure, ingénieur de recherche au Laboratoire de mathématiques d’Orsay5 et coporteur du projet. avec Florent Besson. Cette méthode s’applique aux images ne contenant pas plus de 4 000 voxels, mais plusieurs millions. « Nous avons réduit à 11 secondes le traitement qui prenait auparavant plusieurs heures sur une machine puissante. Le temps de calcul est désormais adapté aux applications cliniques », expliquent les chercheurs.
Pour faciliter l’intégration de cette solution, l’équipe Quantim a pour objectif de créer une société. Le transfert aux médecins prendra la forme d’extensions aux logiciels qu’ils utilisent déjà. « L’industrie pharmaceutique qui fournit des produits radioactifs veut aussi les utiliser pour mesurer leur impact sur d’autres cellules que les tumeurs », précise Sylvain Faure. Enfin, l’équipe testera prochainement sa méthode sur une nouvelle génération de caméras capables d’imager en continu l’ensemble du corps.
La recherche fondamentale a également donné naissance à un grand nombre d’entreprises innovantes. Les start-up liées aux mathématiques du CNRS traitent souvent de l’exploitation des données et de la création d’intelligence artificielle, comme Sonio, créée en 2020 par des chercheurs du Centre de mathématiques appliquées6. Le but : aider au dépistage prénatal des maladies. En effet, lorsque le médecin détecte une anomalie dans les images des échographies prénatales, il n’y a aucune procédure à suivre pour l’aider à trouver le bon diagnostic. « Ce problème a été exprimé par les gynécologues-obstétriciens de l’hôpital Necker. C’était le sujet de ma thèse avant le début de l’accouchement », explique Rémi Besson, associé fondateur de Sonio.
En pratique : le médecin présente ses observations au logiciel qui l’accompagne pas à pas jusqu’au diagnostic grâce au système de contrôle des symptômes. Commercialisé depuis un an et demi auprès d’une cinquantaine de centres experts en France, il s’intègre progressivement en Europe, au Brésil et en Inde. Un succès pour Sonio, qui s’attaque désormais à un autre problème : développer un logiciel d’aide à la détection d’anomalies dans les ultrasons.
En haut, échographie avec reconnaissance automatique des structures anatomiques cérébrales fœtales, utilisant des techniques d’apprentissage en profondeur ; ci-dessous, le diagnostic différentiel probabiliste qui indique les prochains signes à rechercher pour éclairer le diagnostic.
De son côté, Mohammed Lemou – chercheur à l’Institut de Recherche Mathématique de Rennes7 – n’a pas créé de start-up mais entendait contribuer au développement d’une jeune entreprise8. D’abord consultant scientifique, il rejoint en 2021 les rangs de Ravel Technologies, société spécialisée dans la cryptographie homomorphe : une technique qui permet de protéger les données personnelles (santé, bancaire, etc.) tout en les exploitant. Face aux obstacles scientifiques qui limitent l’application concrète de ses algorithmes, la startup s’est appuyée sur des perspectives fraîches et originales pour y répondre. L’idée de départ : mettre en relation des chercheurs expérimentés, mais pas des spécialistes de la cryptographie. Mohammed Lemou a récemment rappelé la libération pour une année supplémentaire : « Grâce à cette opportunité, je poursuis mes recherches dans un nouveau domaine de manière plus interactive entre mathématiciens et développeurs, tout en suivant le fonctionnement et les politiques générales de l’entreprise. Cette expérience m’a définitivement a changé ma façon de travailler avec l’approche du problème. Cela me donne envie d’aborder l’application. »