L’Express : Entretien croisé entre le gouverneur et Joachim Nagel…

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L’Express : La guerre en Ukraine a bouleversé tous les équilibres. Dans quelle mesure cela a-t-il accru les tensions entre la France et l’Allemagne ?

Joachim Nagel : Il n’y a pas de tensions concernant la mise en œuvre de la politique monétaire. François et moi partageons pleinement l’idée qu’il faut lutter résolument contre l’inflation. L’attaque de la Russie contre l’Ukraine a été un choc. Cela nécessitait une réponse forte, et nous l’avons fait en 2022 au Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne en augmentant fortement les taux d’intérêt. Cette menace a encore renforcé nos efforts collectifs pour remplir notre mandat : ​​nous sommes les décideurs de la politique monétaire. Notre tâche est de maintenir la stabilité des prix dans la zone euro. Et la hausse des prix est encore trop élevée dans toute l’Europe aujourd’hui.

François Villeroy de Galhau : Je répondrais plutôt en augmentant la focale. Nos deux pays font face à la menace commune de cette horrible invasion de l’Ukraine, qui prend de nombreuses formes. Premièrement, la méfiance accrue de nos partenaires d’Europe de l’Est à notre égard. Ensuite l’accélération de l’inflation : nous y avons en partie répondu par la normalisation de la politique monétaire. Reste à développer une réponse commune pour réduire notre dépendance aux énergies fossiles externes et accélérer la décarbonisation de notre économie. La comparaison avec le Covid est encourageante : au début, l’Europe donnait l’impression que chacun jouait sa propre carte. Et puis nous avons réussi à mettre en place des réponses coordonnées très efficaces : l’achat en commun de vaccins, le grand plan de relance de la prochaine génération de l’UE. Nous devons y arriver aujourd’hui aussi.

La France a vécu ces dernières années une vie difficile par rapport à la supériorité économique de l’Allemagne. Pensez-vous que la situation s’équilibre entre les deux pays ?

F. V. de G. : En fait, le complexe dont vous parlez est plus caractéristique de l’Europe : son manque de confiance en soi par rapport au reste du monde, notamment aux USA ou à la Chine. En ce qui concerne les relations avec l’Allemagne, nous, Français, n’avons aucun complexe. J’admire la réussite de l’Allemagne, mais la France a aussi ses atouts : la démographie, le nucléaire, la défense… La seule vraie concurrence qui compte est celle de l’Europe avec le reste du monde.

J.N. : Je ne comprends pas cette idée complexe ! Nos pays se sont développés en encourageant une saine concurrence entre différentes idées et solutions. C’est vrai pour l’économie comme pour le sport… Et nous avons tout à gagner de cette compétition.

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La guerre en Ukraine a révélé la fragilité du modèle allemand, doublement dépendant du gaz russe pour son approvisionnement énergétique et de la Chine pour ses exportations. Le modèle allemand est-il en danger ?

J. N. : En finance, la bonne stratégie est de diversifier son portefeuille. Et pourtant, avant le 24 février 2022, l’Allemagne obtenait environ la moitié de son gaz de Russie. Aujourd’hui, nous avons pu diversifier nos sources et réduire le risque de dépendance. En ce qui concerne l’approvisionnement énergétique de l’Allemagne, le GNL est une étape intermédiaire vers un modèle énergétique moins risqué et plus pérenne. En ce qui concerne les exportations allemandes, je suis convaincu que les entreprises recherchent actuellement toutes les opportunités pour accroître leur résilience.

F. V. de G. : Je suis toujours prudent avec le terme « modèle ». Rien n’est jamais acquis. La capacité d’adaptation du pays est importante. Et c’est là que l’Allemagne reste remarquable. Pensez à la qualité du dialogue social outre-Rhin et à la capacité de compromis, à l’équilibre entre les territoires, à la force des ETI ou du Mittelstand. Alors je n’enterrerais pas trop vite le modèle allemand : souvenez-vous qu’à la fin des années 1990, on parlait de l’Allemagne comme de l’homme malade de l’Europe.

Le choc inflationniste est en partie de nature exogène. Certains économistes disent que la stratégie consistant à continuer à augmenter les taux d’intérêt ne serait pas la bonne… Cela vous dérange-t-il ?

J.N. : La vérité est que l’inflation avait commencé à augmenter avant même la guerre en Ukraine. La pandémie a provoqué des chocs d’offre et de demande, tout comme la levée des restrictions qui a suivi. La guerre a été un grand catalyseur. Les prix de l’énergie ont grimpé en flèche et, au fil du temps, les pressions inflationnistes se sont propagées à l’ensemble de l’économie. Observez simplement le cœur de l’inflation, c’est-à-dire la hausse des prix autres que ceux de l’énergie et de l’alimentation. En décembre, il atteignait 5,2 % en glissement annuel dans la zone euro. C’est trop haut. Et socialement injuste. Tout le monde est concerné : les familles, les entreprises, mais cela touche les personnes peu initiées, c’est-à-dire les plus pauvres, les plus. Notre travail n’est pas encore terminé.

F. V. de G. : Oui, nous atteindrons probablement le pic des taux d’intérêt d’ici l’été prochain, et d’ici fin 2024, d’ici 2025, l’inflation retombera à 2 %.

Etant donné le niveau de la dette européenne, ne craignez-vous pas une nouvelle crise de la dette en Europe, surtout si les taux d’intérêt continuent de monter ?

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J.N. : Les gouvernements avaient le droit d’agir avec force pour résoudre les conséquences de la guerre contre l’Ukraine. Maintenant, cependant, les choses doivent revenir à la normale et des finances publiques plus saines doivent être restaurées. Les gouvernements ne devraient pas essayer de stimuler la demande par des programmes à grande échelle alors que l’inflation est si élevée !

F. V. de G. : Je vais le dire très directement : je suis inquiet de la dérive de la dette publique en France. En 1980 le ratio dette publique sur PIB était de 20%, il atteignait 100% avant le Covid et est de 112% aujourd’hui. Il faut sortir de deux illusions. La première est que la dette ne coûterait rien : les taux d’intérêt ultra bas étaient entre parenthèses. Une autre est qu’il faut toujours plus de dépenses publiques et plus de dettes pour générer de la croissance économique. Il est faux. Sinon, nous français serions champions du monde de la croissance ! Nous devons absolument débattre de la qualité de nos dépenses publiques. Il coûte environ 10 points de PIB de plus que nos voisins européens. Je crois profondément en notre modèle social commun, mais je suis plus exigeant sur notre efficacité publique.

Quel grand pas l’Europe doit-elle franchir aujourd’hui ?

J.N. : Sans hésitation concernant les marchés financiers : l’Union des Marchés des Capitaux. Pour réussir la transition énergétique, plusieurs centaines de milliards d’euros doivent être investis chaque année en Europe. Les États ne peuvent pas tout faire et l’essentiel de cet argent doit provenir du secteur privé. Mais les marchés financiers sont actuellement trop cloisonnés et les réglementations ne sont pas toutes alignées. Les fonds d’investissement et le capital-risque en général sont trop petits en Europe par rapport à ce que nous voyons aux États-Unis. Nous devons créer un marché unique du financement.

F.V. de G. : Oui ! L’Europe a beaucoup d’épargne et beaucoup de projets verts à financer. Par conséquent, il est nécessaire de créer un canal puissant entre les deux. Malheureusement, on sent peu d’appétence de la part des responsables politiques pour ce sujet…

Que peut copier l’Allemagne du modèle français et, à l’inverse, que doit apprendre la France de son voisin rhénan ?

J. N. : Le pragmatisme français.

F. V. de G. : Dialogue social allemand. Et je trouve la réponse de Joachim sur la France intéressante !