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Belfagor. Ouverture
Remise en cause de l’interdiction de l’hypersocialisation
Un article fascinant publié par Christine Congdon, directrice de la diffusion de la recherche mondiale chez Steelcase, dans la Harvard Business Review en 20141 a examiné la relation entre les introvertis et les extravertis sur leur lieu de travail. Sa croyance appuyée se résume ainsi : « En tant qu’êtres humains, nous avons autant besoin d’intimité que de relations sociales. Mais trop souvent, nos lieux de travail sont conçus avec un fort penchant pour la collaboration et l’interaction sociale, sans espace adéquat et varié pour la concentration et la régénération. A l’heure où le retour au bureau reste une antienne, cet article nous invite donc à concevoir et créer des espaces qui ne soient pas que des espaces ouverts voués à l’hyper-socialisation.
Une certaine doxa du collaboratif, du collectif, s’est réellement imposée, révélant la peur de la désagrégation du corps social et la perte d’attachement inhérente au sentiment d’appartenance qui l’affaiblirait. Une doxa qui repose aussi sur le sentiment d’isolement, que certains ressentent, dans le cadre du travail à distance ou sur des plateaux moins animés qu’avant du fait du travail hybride. Une doxa qui, enfin, voudrait suggérer que les espaces tertiaires fourmillent d’extravertis fins et bavards, en constante recherche d’interactions formelles et informelles. Apparemment ce n’est pas si simple.
Car la capacité à s’isoler, pour des raisons professionnelles et personnelles, est aussi un besoin fondamental, anthropologique ; c’est avoir une retraite, une enceinte pour se protéger du monde extérieur. Les tenants de la biophilie insistent sur ce même besoin, quand les niches, espaces intimes, nous renvoient d’une certaine manière à la caverne primordiale des premiers âges. Dotés de matériaux issus de sources biologiques, évoquant des milieux naturels, ces espaces dépassent donc le domaine du beau et de l’anecdote et jouent un rôle essentiel dans le bureau.
L’auteur nous exhorte donc à ne pas négliger les zones calmes, voire à instaurer des rituels autour du silence, alors que la pollution sonore reste une préoccupation majeure des équipes se déplaçant vers l’open space.
Mais ne vous y trompez pas : si notre besoin d’espace cocon est bien réel, être là simplement pour vivre des moments de silence n’a pas beaucoup de sens : les rires, les discussions impromptues et les fêtes doivent se faire entendre, créer une ambiance, un sentiment (et plus qu’un sentiment) de la vie. Il s’agit donc de s’harmoniser, au sein du collectif de travail, pour définir ensemble les espaces et les règles de vie : ici, par ma présence, j’indique que je peux être dérangé et qu’un peu de bruit ne nuira pas à mon travail ; là, je manifeste un besoin évident de concentration et un désir de ne pas être interrompu. Le contenu du travail, le degré de sédentarisation, les aménagements et les règles de vie se conjuguent donc pour créer les conditions d’une coprésence réussie.
Jeu de rôle au bureau, présentation de la façade attendue…
Pourtant, lorsque les espaces ouverts nous condamnent à jouer un rôle permanent, nos sols révèlent leurs limites. Evoquant le grand sociologue américain Erving Goffman, l’anthropologue anglais E. T. Hall, théoricien de la proxémie (« un ensemble d’observations et de théories sur l’utilisation de l’espace par l’homme »), rappelle que celui-ci a pour but d’étudier « la relation entre la façade que les gens présentent au monde et le moi qu’elle sert à cacher » (La dimensionhide, Éditions du Seuil, 1971). Et pour lui, l’usage du mot façade est révélateur en soi : il indique bien la reconnaissance de les couches protectrices de soi et le rôle joué par les éléments architecturaux qui fournissent les écrans derrière lesquels il se retire parfois.
L’entretien de la façade peut donc nécessiter de gros coûts nerveux. Comme le rappelle justement Maurice Thévenet, professeur à l’Essec dans un article paru en 2011, « le travail étant une expérience de relation aux autres, il comporte aussi une dimension relationnelle limitante : généralement la différence entre le travail et les réseaux sociaux est que dans le autre vous pouvez choisir des amis alors que le travail vous impose des managers, des collègues et des associés avec qui les relations ne sont pas toujours bonnes. »
Le lieu de travail comme espace de socialisation comporte son lot de relations subies (ou actuellement subies, car on veut être seul). L’architecture est capable de libérer les gens de ce fardeau. Cela peut également leur donner un refuge pour se laisser aller et être simplement eux-mêmes. Si nous ne créons pas d’espaces où les employés peuvent se détendre, lever les pieds ou se gratter le nez, nous forçons tout le monde à puiser de l’énergie précieuse juste pour se comporter comme bon lui semble, encore plus en ce qui concerne le code de conduite . qui gèrent (ou plutôt visent à gérer) en entreprise…
C’est-à-dire, lu autrement, pour ne pas perdre de vue que l’humain a besoin de moments de solitude, comme l’exprime justement Christine Congdon dans un autre article : « Les meilleurs espaces collaboratifs supportent aussi la solitude » (HBR, 2015). Il s’agit donc de créer un espace de respiration, où l’on baisse le masque (image d’aujourd’hui à double sens), où l’on baisse la façade, ou on peut simplement être seul quelques instants ; où, comme l’a si bien écrit Michel de Certeau, philosophe, historien et théologien, à propos du chez-soi, « le corps a un abri clos, où il peut s’allonger, dormir, échapper au bruit, regarder, en présence d’autrui. (…) C’est avoir un lieu protégé d’où est retirée la pression du corps social sur le corps individuel » (L’invention de la vie quotidienne, tome 1, 1990).
Un plébiscite assez mondial en faveur du travail à distance s’explique aussi par ce besoin plus difficile à admettre que la perte de temps et l’inconfort liés à la mobilité quotidienne. Chez vous, en effet, vous n’êtes plus obligé de jouer un rôle, l’énergie se concentre sur le contenu de l’œuvre et moins sur la manière de la présenter au monde, en perfectionnant votre façade. Enfin, la question qui se pose, en matière de bureaux, est de savoir s’il est légitime, et sous quelles formes, de réserver de l’espace à ce précieux besoin d’un lieu protégé, que j’ai appelé un cocon.
La recherche d’un meilleur équilibre entre introversion et extraversion au bureau
On le voit, ce que Christine Congdon a écrit il y a huit ans résonne avec des ouvrages de référence en sciences humaines et sociales, et non des moindres. Ensemble, ils nous rappellent que si le monde est un théâtre et notre espace de travail une de ses scènes, les acteurs peuvent aussi être des mimes traitant de la discrétion, du silence, des modes de communication en sourdine, voire de la solitude. Et que le travail ultérieur, les activités diverses et diverses, l’interdiction de jouer à un jeu collectif peuvent profondément agacer certains salariés.
Si le travail reste, profondément, un lieu de socialisation, les modalités de cette dernière doivent être conçues à la lumière du volontariat, sans pression sociale, sans consignes et sans spatialité empreinte des bonnes intentions de la doxa collaborative. Il me semble que dans une recherche plus fine d’un équilibre entre introversion et extraversion, nos espaces de travail et tout ce qui s’y rapporte (nos comportements, nos pratiques managériales) pourront inspirer tout le monde à s’y retrouver.