Cet article est issu de la revue Les Indispensables de Sciences et Avenir n°211, octobre/décembre 2022.
Sciences et Avenir : Qu’entendez-vous par « les morts veulent qu’on se souvienne de nous » ?
Vinciane Despret : Si j’ai choisi cette formulation particulière, c’est parce que je ne donne pas la priorité aux actions des morts ou des vivants : les morts le veulent, les vivants le disent et le font. C’est des allers-retours, le désir de mémoire est partagé. L’oubli signifierait le néant, la fin, la mort une seconde fois. La question du souvenir des morts travaille pour nous. La mémoire est notre façon de penser que notre présence sur Terre va changer quelque chose. Les pratiques rituelles d’activation de la mémoire sont des moyens de garder les morts parmi nous.
Dans vos histoires, les personnes endeuillées résistent à l’ordre du « deuil »…
Je n’utilise jamais le terme « deuil » car j’ai remarqué qu’ils ne s’y reconnaissent pas : ils sentent que l’histoire n’est pas finie. Ils diraient plutôt, comme le fait Roland Barthes dans un livre écrit après la mort de sa mère : « Je ne suis pas en deuil. Ils résistent à cette tentative d’apprivoiser la psyché parce qu’ils ont le sentiment d’être présents ou de devoir continuer à faire des choses pour prolonger la vie de ceux dont on dit qu’ils n’existent plus. Par exemple, une femme en rêve accueille la demande de son père de ne pas vendre sa maison, un homme prépare son plat préféré à chaque anniversaire pour l’anniversaire de sa femme décédée, une femme se rend sur les sommets himalayens avec l’urne de son père pour contempler ses merveilleux levers de soleil.
Ces pleureuses accueillent la présence des morts, échangent des signes, des rêves, des rituels… La mort n’est-elle pas rien ?
Il n’y a pas de polarisation dans ces histoires entre ce qui est rationnel d’un côté et ce qui est surnaturel de l’autre. Une explication n’excluant pas l’autre, les signes restent ouverts à la possibilité d’une autre compréhension : le sourire d’un homme sur son lit de mort est à la fois un mouvement de muscles et une communication surnaturelle. Cette ambiguïté m’a charmé. Ces histoires offrent; ce sont des énigmes qui ouvrent de nouvelles façons de penser. Ils témoignent d’une si grande intelligence et ingéniosité de personnes qui ne sont pas écrivains, mais grâce à leur intuition et leur imagination, ils ont su utiliser le langage de telle sorte que leur histoire puisse avoir plusieurs versions à la fois. .
Avez-vous déjà douté de la « réalité » de ces histoires ?
J’ai écrit ce livre après la mort de ma sœur dans un accident de voiture en 2003. Je me suis beaucoup occupé de ses enfants et j’ai beaucoup parlé avec eux de leur mère. J’avais un sens incroyable de la présence de ma sœur et je n’arrêtais pas de l’activer. Et finalement je me suis demandé : mais les autres personnes en deuil, comment font-elles ? Vivent-ils également ce sentiment de présence qui est presque courant dans d’autres cultures, comme l’Islande ou le Mexique ?
Pendant toute cette période, j’ai gardé une disposition particulière, la porosité par rapport à ce qu’on me disait. J’ai pris les choses au pied de la lettre, je ne me suis pas posé de questions. J’avais alors une sensibilité particulière, telle que ce qui tente les gens me tente aussi.
Pour plus d’informations : Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Histoires de ceux qui restent, La Découverte, 2015.