Dans la présentation du projet de réforme des retraites, la Première ministre Elisabeth Borne a insisté sur la volonté du gouvernement de « prendre en compte l’attrition professionnelle liée aux conditions d’exercice de certains métiers ». Et depuis, le mot « usure » est apparu dans tous les propos des ministres concernés. Finie la notion de « difficulté », que l’on utilisait jusqu’alors pour parler du même problème : celui des personnes obligées de travailler à la limite du supportable, au point de « les tuer au travail ». Quand Borne parle de « prévention de l’usure », cela signifie encore la lutte contre trop de pénibilité…
La première raison de ce changement de vocabulaire est la plus facile à comprendre. Lors du premier quinquennat de Macron, le gouvernement, sous la pression du Medef, a amputé la liste des dix facteurs de difficulté (températures extrêmes, bruit, travail de nuit…) dressée en 2012 sous François Hollande. Quatre critères ont été supprimés, il n’en reste plus que six. Une régression sociale aux yeux des syndicats. Il est donc plus difficile pour le gouvernement de promettre aujourd’hui de « prendre en compte les difficultés liées aux conditions de pratique de certaines matières ». Mais le changement de la base sémantique du pouvoir reflète une rupture plus profonde dans l’approche.
« Pénibilistes » et « usuristes »
Usure, pénibilité, les deux mots ne sont pas tout à fait synonymes. Voir l’article : Anxiété : la méditation pleine conscience peut être aussi efficace que les antidépresseurs. Le premier décrit l’issue d’une situation antérieure, fruit amer d’un « processus de santé défaillante ». La seconde décrit un mal présent, qu’il soit physique ou psychosocial.
Cette petite différence de sens éclaire le débat qui est d’actualité pour les « pénibilistes » et les « usuristes » depuis le début des années 2000. Pour les premiers, il faut travailler avec la situation de travail. Ce n’est certes pas facile à mesurer (il faut définir un certain nombre de facteurs de difficulté), mais c’est le seul moyen d’aller au fond du problème. Pour ces derniers, l’usure est un meilleur instrument, car il a le pouvoir d’être plus facile à mesurer, grâce aux visites chez le médecin. C’est le simple constat médicalisé d’une dégradation physique ou mentale. Assez logiquement, les syndicats ont poussé pour la première approche, et le Medef préfère la seconde, qu’il juge plus simple et moins intrusive. Dans une logique patronale, si un salarié est épuisé, c’est une question de santé : l’entreprise n’est donc pas obligée de changer les conditions de travail. Ce travailleur a été déclaré « épuisé » et mis à la retraite anticipée.
Rejet de la réforme des retraites, cherchez la femme
Le message implicite du mot « usure » est que les difficultés sont inévitables. Inversement, le message implicite du mot « effort » est que l’usure peut être évitée.
Le mot « usure » préserve ainsi le dogme du travail sacré. Il y a bientôt trois ans, sur RTL, le patron du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, indiquait qu’il « n’aimait pas le mot corvée », car, selon lui, il donne au travail « une connotation qui n’est pas la bonne » : « Le travail est une forme d’épanouissement, je préfère le mot attrition.
Politiquement et symboliquement, le mot « usure » n’est pas forcément le choix le plus heureux. Si le mot « difficulté » peut évoquer l’idée de punition (poena en latin, poinế en grec), il renvoie au moins à un affect bien humain : la douleur. A l’inverse, l’usure met le travailleur au même niveau qu’une simple machine. Comme elle, elle est utilisée ; comme elle, il vient « au bout du rouleau ».